Helmut Lachenman, für Caudwell. 2

Publié le par Clément Pic

Helmut Lachenmann, Für Caudwell.
Ce dont on ne peut parler, il faut le travailler.1

Une pièce contemporaine de la Rote Armee Fraktion

Salut für Caudwell pour deux guitaristes, de 1977 est la dernière pièce avant Das Mädchen mit den Schwefehölren, qui date elle des années 1990, faisant explicitement appel à un texte à teneur politique. Entre les deux oeuvres, les années 1980 sont passées, le mur de Berlin s'est effondré en 1989 et les derniers espoirs révolutionnaires se sont éteint en même temps que la Fraction de l'Armée Rouge, en Allemagne, les Brigades Rouges en Italie et Action Directe en France. La même année, 1977, les évènements se précipitent en Allemagne autour de la R.A.F. Celle-ci enlève Hanns Martin Schleyer, président de l'association des patrons le 5 septembre 1977. Un avion à destination de Mogadishu est détourné puis pris d'assaut par la défense des frontières et, enfin, après la mort en 1976 de Ulricke Meinhof (1934-1976), le 18 octobre 1977, à la prison de Stammheim, Andreas Baader (1943-1977), Gudrun Ensslin (1940-1977) et Jan-Carl Raspe (1944-1977), tous membres de la fraction, sont retrouvés morts8. Cet événement est aussitôt suivi par l'exécution en guise de représailles de Schleyer9. Quelques jours auparavant, le 12 octobre, Lachenmann terminait Salut für Caudwell, écrite à l'instigation de Wilhelm Bruck et créé par son commanditaire le 3 décembre à Baden-Baden en compagnie de Theodor Ross.

Lachenmann reviendra près de vingt ans plus tard à l'évocation des événements de cette époque. Dans l'opéra Das Mädchen mit den Schwefehölren, créé en janvier 1997 à l'opéra de Hambourg, le conte d'Andersen croise deux « inserts », un extrait d'une lettre de Gudrun Ensslin , ex-membre de la R.A.F emprisonné, et un texte de Léonard de Vinci au coeur d'une « musique en image » où la narration du récit est confié à la voix, onomatopéique, chantante, parlante ou bruissante et à l'orchestre. Cette œuvre est écrite pour choquer « tous ceux qui vont à l'opéra pour se divertir de manière intelligente tout en voulant être protégé. »10 Helmut Lachenmann avait alors peu employé la voix chantée car l'utilisation du chant place d'emblée celui qui chante dans une position déterminé et impose « une certaine idée de la musique ». Il y a un aspect instrumental dans la voix, « claquer des dents quand on à froid » et un aspect sémantique, celui où la voix parvient au discours.

 

(...)J'ai connu [Gudrun Ensslin] dans ma jeunesse. Nous faisions partie de la même communauté, à Tuttlingen, mon pète étant le supérieur hiérarchique du sien. Probablement, nous avons été imprégné de la même religiosité. C'était une élève extrêmement douée, aux conceptions idéalistes, et dont l'humanisme enthousiaste fut peu à peu détruit par les évènements politiques de cette époque-là – la remilitarisation de l'Allemagne, les ingérences des États-Unis dans le tiers monde, la guerre d'Algérie, la guerre au Viêtnam, etc. Son énergie intellectuelle et idéaliste changea ainsi radicalement de direction pour se muer en une incroyable amertume, une haine du système politique qui alla jusqu'à l'acceptation criminelle de la violence.
En 1968, Gudrun Ensslin mit le feu à un grand magasin de Francfort. Avec ses compagnons, elle voulut ainsi attirer l'attention sur l'indifférence de la société de consommation en Allemagne face aux injustices commises dans le tiers monde, que l'on ignorait largement et que l'on exploitait même à son propre avantage – la faim, la répression, l'exploitation des pauvres, l'agression militaire du Viêtnam et tout le mal fait à sa population civile à l'instigation du gouvernement américain, avec l'aval de ses alliés occidentaux. En même temps, elle soutenait qu'une indifférence de cette sorte était l'expression de la destruction de l'individu par la société. L'exaltation de la brutalité dans la lutte avec les forces de l'ordre, qui de leur côté n'y mettaient pas de gants, l'a elle-même peu à peu déformé humainement Il n'y a aucune excuse pour ses actions criminelles. Mais en les condamnant, on ne règle pas la question de notre co-responsabilité.
Dans sa cellule, à la prison de Stammhein, Gudrun Ensslin a écrit une lettre dont la langue est parfois très laide et très agressive, mais dont le dernier paragraphe est d'une beauté poignante – il est beau parce qu'il nomme avec précision-, si bien que je n'y perçois pas seulement l'acceptation déchaînée de la violence et une âme détruite, mais également un amour pour les individus brisés dans l'affrontement avec la société. Ensslin représente pour moi quelque chose comme une variante déformé de ma « petite fille ». Elle n'a pas seulement joué avec des allumettes, elle a choisi la violence tout en défigurant sa propre humanité. « Le criminel, le fou, le suicidé, ils incarnent cette contradiction; ils en crèvent. » La petite fille n'a aucune chance pour embrasser une telle carrière. Elle a eu la « grâce de crever très tôt... »

 

Dans la société de consommation, le supermarché tient un peu de la fonction de la place du village dans le récit de Lachenmann. C'est là où l'on vérifie que tout fonctionne bien, où les ménages participent à la croissance, où une partie des flux économiques se concentrent dans la manifestation accumulé du fétiche de la marchandise en vue d'une possession « à l'état coagulé 11». Si, comme l'affirme Raymond Aron dans la huitième des dix-huit leçons sur la société industrielle, « la croissance, en fait, suppose ou entraîne développement12. », brûler un supermarché, c'est, symboliquement détruire le moteur de l'économie. Par une hardie métonymie,il deviendrait alors possible d'avancer la proposition suivante: brûler un supermarché n'est pas un acte de destruction, mais un détournement de sa fonction; le lieu de la possession de la valeur coagulé de l'activité humaine aliéné devenant le libre théâtre de la manifestation en acte de l'existence du prolétariat. De même, l'utilisation détourné de l'instrumentarium chez Lachenmann est un déplacement de la valeur esthétique. Le sabotage est élevé au rang de praxis artistique.

Particularismes instrumentaux 

Dispositions dans l'espace

Le compositeur demande que les deux guitaristes soient disposés de part et d'autre de la scène, accentuant ainsi l'effet d'éloignement et créant également un espace vide entre les deux interprètes que la musique devra habiter. Le décalage entre les deux musiciens est renforcé par l'emploi d'une scordatura différente.

Techniques instrumentales
Scordatura

La première guitare conserve l'accord traditionnel mi, la ré, sol, si, mi tandis que la seconde est accordée un demi ton plus bas, mib, lab, reb, solb, sib, mib. De cette façon ;les harmoniques de l'une et l'autre guitare ne peuvent se compléter, à l'exception du si de la première guitare et du solb de la seconde si l'on considère celui-ci comme enharmonique du fa#. Et encore, le solb est sur la troisième corde qui est la corde la plus faible et la plus « pauvre » de la guitare, la complémentarité se retrouve appauvri. Cela est encore accentué par les modes de jeux demandés par Lachenmann.

Modes de jeux

Dés la première mesure, l'indication erstickt, étouffer, donne l'étalon sonore de la pièce. La guitare sera employée quasiment à contre-emploi puisque c'est un instrument résonnant. C'est la totalité du rapport entre le corps et l'instrument qui est repensée, introduisant ainsi une distance entre l'interprète et son instrument. Chaque partie de guitare est notée sur deux portés, une par main. Il ni a pas d'indications de liaisons ni de phrasés. La notation propose ce que Peter Szendy, dans son ouvrage membres fantômes des corps musiciens, appelle un « espace idiotique13 » pour la main droite et un autre qui mêle dans le même ensemble de signes modes de jeux, hauteurs et lieux de jeux sur le manche. La notation introduit une dialectique entre d'une part « ce qui sait la musique en général, et, d'autre, des savoir-faire digitaux ou mécaniques14 ». Cependant, loin de rester prisonniers des particularismes de l'instrument, Lachenmann propose de déplacer la norme de l'écoute. Quand la sonorité étouffé est généralement un recours exceptionnelle au cours de la pièce, qui se place par rapport à une certaine normalité du jeu, ici, c'est l'exceptionnel qui devient la norme.

Lachenmann ayant décomposé la notation main par main, nous reprendrons ici cette division en techniques de jeu de la main gauche, techniques de jeu de la main droite et enfin techniques combinés.

Jeu des mains.
Utilisation du bottleneck.

Il est demandé aux guitaristes de se munir d'un bottleneck. Il s'agit d' un cylindre de métal, de verre ou de plexiglas. Le jeu au bottleneck qui, à l'origine, vient de la technique de jeu de la guitare dans le blues lui aussi en scordatura15, permet un jeu en glissandi, sans nécessairement jouer avec les frettes. L'instrumentiste glisse le bottleneck sur l'un de ses doigts de main gauche et pose celui-ci sur les cordes de la guitare, au-dessus du manche, mais sans appuyer sur les cordes. Il devient alors possible de jouer en micro intervalles, c'est une voie que Lachenmann n'explore pas dans cette pièce. Maurice Ohana utilisera occasionnellement une technique similaire dans la seconde pièce du cadran lunaire pour guitare de 198116.

L'accident qui pourrait résulter d'une pose trop brusque du bottleneck sur les cordes est intégré au vocabulaire sonore de la pièce.

Le jeu avec cet ustensile influe sur les gestes puisque son utilisation oblige à jouer en barré, il devient la norme dans la gestique de la main gauche, avec ou sans celui-ci, immobilisant les doigts.

Prolifération du barré.

Le jeu au bottleneck commande une série de barrés, un doigt appuyant sur l'ensemble des cordes. Barré « naturel », mais étouffé, barré d'harmoniques avec l'ustensile ou sans celui-ci: la main conserve la mémoire idiotique de la contrainte. Celui-ci prolifère dans l'attitude de la main gauche et dans le final de la pièce, jusque dans la main droite.

Attaques des cordes.

Les cordes sont jouées essentiellement au plectre, ce qui produit une attaque très nette et tranchée, sans qu'intervienne la pulpe du doigt. Le plectre peut jouer les cordes les une après les autres ou bien dans un mouvement de « balayage de celle-ci ». Il arrivera en cours de pièce que le plectre n'attaque pas la corde mais soit simplement posé sur l'une ou plusieurs d'entre elles (mes.176, guitare 2).

Ce geste, le contact entre l'outil et la corde, est à rapprocher de celui qui voit le bottleneck se poser sur elles de façon audible.

L'ongle d'un doigt de la main droite pourra frotter la corde dans le sens de la longueur, une technique que l'on retrouve également dans l'Esordio de la Sonate pour guitare d'Alberto Ginastera17 de 1976. Ce geste se fait de préférence sur les trois cordes graves de la guitare, qui sont filés différemment des trois cordes aiguës, celle-là lisses. La corde est alors mise en vibration non par pincement, mais par frottement de l'ongle sur les reliefs dus à sa facture.

La table d'harmonie de l'instrument pourra être frappé par le plectre ou par le bout du doigt, les cordes claqueront contre la touche lors de l'éxécution des pizzicato Bartok.

La main droite sert également à étouffer la résonance des cordes, il suffit pour cela de poser la tranche de la main sur le chevalet, à l'endroit ou les cordes touchent le sillet de celui-ci.

Le final de la pièce utilisera exclusivement la sonorité résultant du frottement de la paume de la main sur les cordes, dans le sens de la longueur des cordes et dans le sens perpendiculaire à celle-ci. C'est là que la prolifération de l'idiotisme du barré envahit la main droite.

Une mise à distance multiple.

Cet appareillage, plectre et bottleneck, tient les doigts et le corps du guitariste à distance de son instrument, matérialisant une barrière entre lui et sa guitare. Cet éloignement se retrouve également dans l'espacement entre les deux musiciens. Cette musique se joue à distance. A distance de l'instrument, à distance l'un de l'autre, et, bien-sûr, à distance du public puisque sur scène.

La partie vocale
Le choix d'un texte engagé
Le texte de caudwell.

Dans le texte de présentation la pièce est dédicacée à Christopher Caudwell. De son vrai nom Christopher St. John Sprigg, il est né le 20 Octobre 1907 et est mort le 12 Février 1937 au cours de la bataille de Jamara, en Espagne où il s'était engagé auprès des Brigades Internationales

La pièce est dédiée à lui (Christopher Caudwell) et à tous les outsiders qui, parce qu'ils dérangent l'irréflexion, sont vite mis dans un même sac avec les destructeurs.

Comme Gudrun Ensslin, l'écrivain Christopher Caudwell a eu la grâce de « crever très tôt ». Philosophe et historien de la littérature, celui-ci s'engage dans les rangs de l'armé républicaine lors de la guerre d'Espagne. Salut für Caudwell utilise un texte extrait de Burgerliche Illusion und Wirklichkeit. Le texte de Caudwell est une sorte de manifeste de ce que devrait être un art politique véritable.

Votre liberté est incomplète parce qu'elle n'est enracinée que dans une partie de la société. Toute conscience porte l'empreinte de la société. Mais comme vous n'en savez rien, vous vous imaginez libres. Cette illusion que vous arborez fièrement est la marque de votre esclavage. Vous espérez isoler la pensée de la vie afin de conserver une part de liberté humaine. Mais la liberté n'est pas une substance à préserver, elle est une force engendrée par le conflit actif avec les problèmes concrets de la vie [...]. Il n'y a pas d'univers artistique neutre. Il vous faut choisir entre l'art qui n'est pas conscient de lui-même, qui n'est pas libre ni vrai, et celui qui connait ses conditions et les exprime. Nous ne cesserons pas de critiquer le contenu bourgeois de votre art. Nous nous demandons simplement d'accorder la vie et l'art, l'art et la vie. Nous exigeons que vous viviez véritablement dans un monde nouveau, sans laisser traîner votre âme dans le passé. (Ô homme! Prends garde!) Vous restez brisés et fendus tant que vous ne pouvez vous empêcher de mélanger mécaniquement les catégories usées de l'art bourgeois, ou de reprendre mécaniquement les catégories d'autres domaines prolétaires. Vous devez suivre le chemin ardu de la création, façonner à nouveau les lois et la technique de votre art, afin qu'il exprime le monde qui se crée et devienne une part de sa réalisation. Alors, nous dirons...
L'insert de Nieztsche.

La citation de Christopher Caudwell est interrompue par un extrait de l'ouvrage de Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra: « Mensh gib acht! », homme prend garde! déjà utilisé par Gustav Mahler dans le quatrième mouvement de sa troisième symphonie. Il s'agit du premier vers du poème qui conclu le « chant de l'ivresse » de la quatrième partie du livre.

Ô homme! Prends garde! Que dit le profond minuit? « Je donnais, je dormais? Je me suis éveillé d'un rêve profond: Le monde est profond. Et plus profond que ne le pensait le jour. Profonde est sa douleur,- Et la joie,- plus profonde encore que la peine du cœur. La douleur dit: Péris! Cependant la joie veut l'éternité, Elle veut une éternité profonde, profonde! »18

Ce texte unit des couples antagonistes: je dormais / je me suis éveillé, le profond minuit/plus profond que ne le pensait le jour, profonde est sa douleur/ Et la joie. Pour parler du jour, c'est la nuit qui prend la parole, et pour atteindre l'éternité de la joie, il faut passer par l'interruption de la mort, par le moment qui abolit toute incidence du temps sur le corps, qui fait sortir celui-ci de l'Histoire.

Ce principe de dualité antagoniste est présent au sein du concept même de la musique chez Nietzsche, comme au sein de son expérience personnelle d'ailleurs. Dans Nietzsche musicien, la musique et son ombre, Florence Fabre écrit:

« Douloureuse félicité »: on pourrait résumer par ces mots ce que la musique, bien souvent, fait vivre à Nietzsche; les oxymores, d'ailleurs, abondent dans ses écrits concernant la musique, comme si celle-ci était le lieu de la plus grande douleur et de la plus grande joie, comme si avec elle l'éventail des vécus humains s'ouvrait le plus largement.19

La pensée de Nietzsche s'inscrit dans l'histoire du débat qui jalonne la réflexion musicale sur les liens qui unissent le couple du langage et de la musique. D'un point de vue où la parole touche aux concept et la musique aux émotions, il en vient à affirmer que c'est par le biais d'une illusion culturellement construite que la musique semble nous parler.

En soi et pour soi, [la musique] n'est pas si riche de signification pour notre être intime, de si profonde émotion qu'elle pût passer pour le langage immédiat du sentiment; mais sa liaison antique avec la poésie a mis tant de symbolisme dans le mouvement rythmique, dans la force et la faiblesse des sons, que nous avons maintenant l'illusion qu'elle parle directement à l'âme et qu'elle en émane.20

Selon Florence Fabre, la spécificité de la musique, pour Nietzsche, c'est qu'elle « ne peut être réduite à aucune discipline faisant appel au langage21». Il semblerait que chez le philosophe, une distinction s'opère entre le chant et la parole où la seconde est incluse dans la première. Le chant est un support à la parole, il ne s'y substitue pas. En portant la parole à l'aide de la mélodie, le chant lui permet d'accéder à une certaine liberté en jouant avec les règles du langage.

La mélodie exprime un plaisir si franc à la légalité et une telle répugnance du devenir, de l'informe, de l'arbitraire qu'elle rappelle l'ancien ordre des choses européennes, avec une force de séduction propre à nous y ramener.22

Dans ce même aphorisme, Nietzsche laisse entendre qu'au sein du couple de la mélodie et de la parole, sur la scène de l'opéra allemand, la mélodie se placerait du coté de l'ancien régime politique. Il prête à la musique allemande d'être « la seule à exprimer les changements que la Révolution a produits en Europe » car elle seule « sait exprimer les mouvements des masses populaires23». En outre, toujours d'après Florence Fabre, la fonction de la musique par rapport au langage serait « d'assumer des fonctions que ne peut assumer la parole, dans un but de communication24 ».

Mais cette communication n'est-elle pas une communication qui se situe au seuil du dicible? Dans la version de 1882, le dernier aphorisme du Gai Savoir s'intitule « Incipit tragoedia » reprenant les termes qui ouvrent le chant des leçons de ténèbres: « incipit lectio tenebrarum ». Dans la dernière version, le Gai Savoir se conclut par une déclaration ironique d'indifférence:

Ma cornemuse est prête, ma gorge aussi – il en sortira peut-être des sons rauques, arrangez-vous en! Nous sommes en montagne! Mais ce que je vous ferais entendre sera du moins nouveau; et si vous ne le comprenez pas, si les paroles du trouvère vous sont inintelligibles, qu'importe! C'est là la « malédiction du trouvère ». Vous entendrez d'autant plus distinctement sa musique et sa mélodie, vous danserez d'autant mieux au son de son pipeau. Le voulez-vous?...25

Le texte de Christopher Caudwell utilisé par Helmut Lachenmann s'arrête comme le dernier aphorisme du Gai Savoir, à l'orée de quelque chose qui doit être dit, au seuil du dicible. « Alors nous dirons », dans le cas de Salut für Caudwell, « le voulez-vous?... » pour le Gai Savoir. De même, pour l'insert du chant de minuit tiré du Zarathoustra, il choisi un vers unique lancé comme une imprécation: « Ô homme, prend garde! », interrompant la citation juste avant le « dit » du « profond minuit ».

Reprenant ainsi une certaine esthétique Nietzschéenne, Lachenmann interrompt ainsi son texte au seuil du dit aboutissant à une danse, un tango en l'occurence, tout comme le Gai Savoir se conclue par une danse. « Alors nous dirons... »  s'interrompt Caudwell avant de laisser place à la coda, « Le voulez-vous?... » questionne Zarathoustra qui n'est pas identifié avant de laisser la place à une série de poésies en guise d'appendice où il sera finalement nommé comme en passant dans le poème Sils maria.

L'énonciation du texte est un chemin vers un seuil, un chemin vers un silence de la parole qui danse et qui dit sans expliquer, une parole qui est pure énonciation et où la signification autonome du langage fond.


 


8L'enquête officielle concluera à un suicide collectif coordonné avec la prise d'otage de Mogadischu, Irmgard Möller, qui aurait « raté » son suicide parle quand à elle de tentative de meurtre.

9Le 19 Octobre, le journal Libération reçoit la revendication suivante: « Après 43 jours, nous avons mis fin à l'existence misérable et corrompue de Hanns-Martin Schleyer. Schmidt, qui dans son calcul a depuis le début spéculé avec la mort de Schleyer, peut en prendre livraison rue Charles-Péguy à Mulhouse. Sa mort est sans commune mesure avec notre douleur après le massacre deMogadiscio. Nous ne sommes pas étonnés par la drmaturgie fasciste des impérialistes pour détruire les mouvements de libération. Le combat ne fait que commencer. Commando Siegfied Hausner. »

10Le feu à l'opéra, propos receuilli par Dominique Druhen, in « Diapason », septembre 2001, p.32-33.

11Debord, Guy, La Société du Spectacle, troisième édition, p. 35, Gallimard, Paris, 1992.

12Aron, Raymond, Dix-huit leçons sur la société industrielle, Gallimard, Paris, 1962, p.162.

13D'après Peter Szendy, une notation idiotique, mot qu'il forge à partir d'idiomatique, est une notation du toucher instrumental « au sein d'une langue musicale générale accessible à la voix seule ». Szendy, Peter, Membres fantômes des corps musiciens, les Éditions de Minuit, collection Paradoxe, Paris, 2002, p.40.

14Szendy, Peter, Membres fantômes des corps musiciens, les Éditions de Minuit, collection Paradoxe, Paris, 2002, p.40.

15On utilisera alors de préference le terme d'open tuning.

16Ohana, Maurice, Cadran Lunaire, ed. Billaudot, Paris, 1983. Le passage évoqué se situe page 10 de la seconde pièce, ...Jondo.

17Ginastera, Alberto, Sonata for guitar op. 47, ed. Boosey & Hawkes, 1981, édition corrigé en 1984. On trouve cette technique à la fin de la deuxième ligne, page 1.

18Nietzsche, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra, traduction Georges-Arthur Goldschmidt, éd. Le Livre de Poche, coll. Classiques de la Philosophie, Paris, 1983, p.378.

19Fabre, Florence, Nietzsche musicien, la musique et son ombre, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2006, p.184.

20Nietzsche, Friedrich, Humain trop humain, § 215.

21Fabre, Florence, Nietzsche musicien, la musique et son ombre, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2006, p.188.

22Nietzsche, Friedrich, Le gai Savoir, aphorisme 103, traduction Henri Albert, éd. Le livre de poche, Paris, 1993, p.203.

23Nietzsche, Friedrich, Le gai Savoir, aphorisme 103, traduction Henri Albert, éd. Le livre de poche, Paris, 1993, p.202.

24Fabre, Florence, Nietzsche musicien, la musique et son ombre, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2006, p.202.

25Nietzsche, Friedrich, Le gai Savoir, aphorisme 103, traduction Henri Albert, éd. Le livre de poche, Paris, 1993, p.423.


Helmut Lachenmann, Für Caudwell.

Ce dont on ne peut parler, il faut le travailler.1

Table des matières

I. Présentation 1

I.A. Eléments biographiques. 1

I.B. Lachenmann et la voix. 2

I.B.1. Une sémantique du signal sonore 3

II. Salut Fur Caudwell 4

II.A. Une pièce contemporaine de la Rote Armee Fraktion 4

II.B. Particularismes instrumentaux 6

II.B.1. Dispositions dans l'espace 6

II.B.2. Techniques instrumentales 7

II.B.3. Modes de jeux 7

B.3.a.1. Utilisation du bottleneck. 7

B.3.a.2. Prolifération du barré 8

B.3.a.3. Attaques des cordes 8

II.B.4. Une mise à distance multiple 9

II.C. La partie vocale 9

II.C.1. Le choix d'un texte engagé 9

C.1.a.1. Mesures 55-171 12

a. Récitations des guitaristes. 12

b. Le hoquet des mesures 96-111. 15

c. La seconde récitation des guitaristes, mesures 112-137 15

d. Récitation du premier guitariste. Mesures 112-129 15

e. Récitation du second guitariste. Mesure 129-137, insert de Nietzsche. 15

f. Dernière récitation du second guitariste 138-171 15

III. Salüt fur Caudwell: une mise en demeure radicale. 15

III.A. Une destruction dionysiaque. 16

III.B. Un langage désaffecté et inutile. 16

III.C. Un langage au seuil de sortir des institutions sociales. 16



  1. Présentation
    1. Eléments biographiques.

Helmutt Lachenmann est né le 27 Novembre 1935 à Stuttgart. Son père est un pasteur, il gardera de cette filiation une grande rigueur morale qu'il affirmera musicalement. . En 1957, il fait la rencontre, aux cours d'été de Darmstadt de Luigi Nono auprès duquel il étudiera la composition de 1958 à 1960. En 1962, il se présente pour la première fois au public lors des stages internationaux de musique contemporaine de Darmstadt dont il deviendra coordinateur de l'atelier de composition en 1972. Mais c'est à la fin des années 60 qu'il se fait vraiment connaitre avec Notturno, pour violoncelle et orchestre (1968) et Air pour grand orchestre et percussions solo. Les années 1970 voient la créationde Pression pour violoncelle (1969/1970), Dal niente pour clarinette solo (1970), Guero pour piano solo (1970), Kontradenz pour grand orchestre (1971), Klangschattten – mein Saitenspiel pour orchestre à cordes et trois pianos (1972), Fassade pour grand orchestre (1973), Schwankungen am Rand pour cuivres et cordes (1974/1975) et Accanto pour clarinettiste solo et orchestre (1975). C'est avec la pièce Air que se forge le concept d'une « musique concrète instrumentale » s'inspirant et adaptant aux instruments traditionnels de la musique savante occidentale celui de Pierre Schaeffer. Il s'agit de traiter « le son comme résultat caractéristique et comme signal de sa production mécanique, et d'une façon plus ou moins économique, de son énergie interne » (cité par Nonnenmann [2000], p.21, these de fabien lévy, p.150).Sa carrière est particulièrement marquée par l'enseignement de la composition et l'animation de nombreux séminaires et ateliers.

Pour Lachenmann, l'artiste porte une responsabilité face à l'histoire. La dissidence de celui-ci est d'ordre esthétique. Il s'agit de détourner l'héritage culturel musical dans ses manifestations instrumentales: le quatuor à cordes, le concerto, l'orchestre, ses manifestations mélodiques en détournant et déconstruisant un air qui devient alors méconnaissable.

Ainsi, en va t-il dans Tanzsuite mit Deutschlandlied (1979/1980) pour l’hymne allemand, une chanson enfantine, Lieber Augustin, et la Sicilienne de l’oratorio de Noël de Bach.

  1.  
    1. Lachenmann et la voix.

Le recours à la voix dans les oeuvres d'Helmut Lachenmann n'apparait pas comme un choix constant. Dans son catalogue, cinq pièces font appel à un ou plusieurs chanteurs ou récitant : le cycle des Consolations pour choeur (Consolation I, 1967, Consolation II, 1968, Les Consolations, 1967/68-1977/78), temA (1968), Das Mädchen mit den Schwefelhölzern (1977, révision de 1990 à 1996),« ... Zwei Gefühle... », Dritte Stimme zu J.S Bachs zweistimmiger Invention d-moll BWV 775 (1986) et Musik mit Leonardo (1992). Cinq œuvres sur un total de quarante et une, quarante-sept si l'on compte celles dont l'exécution n'est pas permise, dont trois pour la seule année 1968 dans une production qui débute en 1959 avec Souvenirs pour 41 musiciens. Lachenmann confie ne pas pouvoir « vraiment écrire de la musique chantée sur un texte. »2 Une voix qui chante suppose pour lui une « élévation emphatique » qu'il est difficile de marier avec sa technique de « musique concrète instrumentale »; « une musique conçu comme l'expérience de la naissance des sons3 ». Le chant est « comme une citation d'un monde encore intact » dans une musique qui depuis Mahler et Schoenberg a perdu « l'innocence de la communication ». « En musique, la parole est le langage corporel de l'esprit, à travers l'action du compositeur. »4

Dans temA (1968) pour flûte, voix et violoncelle, la voix utilise un répertoire de modes de souffles, comme pourra le faire à la même époque Dieter Schnebbel.

  1.  
    1.  
      1. Une sémantique du signal sonore

Lachenmann porte attention à l'observation acoustique et non, ou pas seulement, à la sémantique. Il dissèque la production sonore: « Le récitant, comme les autres sources sonores, fournit des signaux acoustiques, phonétiques, offrant la possibilité d'une expérience structurelle en même temps qu'une information sémantique ». Cette attitude disjoint deux expériences. L'expérience sonore, de la matière sonore et l'expérience de la signification qui est détruite et montrée tout à la fois. C'est ainsi que des objets sonores vocaux et des objets sonores instrumentaux peuvent se retrouver ensemble dans un même classification nouvelle. Pour cette palette de sonorités originale, résultant du détournement de l'utilisation traditionnelle des instruments, Lachenmann doit détourner à son tour le système de notation. De ce système, Fabien Lévy nous dit que« L'axe temporel et les notations rythmique et dynamique sont préservés, mais les signes conventionnels de hauteurs font place à un système de signes propres commenté en page préliminaire de la partition. [...] Le résultat ne prend pas en compte l’inconfort de lecture pour l’interprète, qui ne présente que peu d’intérêt pour Lachenmann, à part, à la rigueur, un rôle politique annexe.5 » Sur ce dernier point, nous ne soutiendrons pas la proposition de Fabien Lévy réduisant la fonction politique de la notation à une dimension annexe.

Il établit « des familles, par exemple de sons discontinus (répétition, trille, r roulé à l'italienne, grande pression d'archet), de sifflantes (trémolo sur cymbales, frottis de polystyrène, chuchotis) ou encore dont la hauteur est soit reconnaissable, soit à moitié voilée, soit entièrement avalée par la composante de bruit. Il peut ainsi établir une grille et un réseau temporel, qui fixe l'apparition et la combinaison des différents membres de ces familles. »6

Lachenmann appelle les membres de ces familles les « moyens ».

Par « moyens », j'entends tout d'abord le matériau musical au sens étroit, cet instrumentarium préformé, régi par la société, fait de sonorités, de structures sonores, de structures temporelles, de sources sonores, d'instruments au sens restreint et au sens large donc, avec leur techniques de jeu, leur notations et leur traditions d'interprétation, jusqu'aux institutions même et leurs rituels de transmission – tout ce mobilier musical que le compositeur ne trouve pas seulement autour de lui, mais en lui-même, bref, ce monstre tentaculaire qui enserre et englouti tout et que j'ai appelé ailleurs « l'appareil esthétique ». (Je me représente toujours le monde bourgeois en son entier comme un village, et la musique comme l'orgue sur la place du village et à tour de rôle les musiciens se mettent à jouer, aujourd'hui Pierre Boulez, demain Wolfgang Rihm, après-demain Brian Ferneyhough, puis György Ligeti, etc., et les habitants les regardent ébahis tout en vérifiant que leur orgue fonctionne bien).7

Dans cette description des moyens, qui est une explication de l'énoncé « composer veut dire: « réfléchir sur les moyens », Lachenmann plante la figure du musicien au milieu d'un village. Ce musicien est d'ailleurs exclusivement un compositeur. Dans la relation qui s'établit entre le musicien et l'habitant du village, il y a une forme de provocation, provocation à « vérifier que leur orgue fonctionne bien ». Le rôle du musicien serait de déclencher un regard ou une écoute critique sur ce qui est préformé et régi par la société. Dans quel « appareil esthétique » vivons-nous? Doit se demander le villageois, c'est à dire: que me donne-t-on à percevoir? Quel est ce décalage entre ce qui m'est donné de percevoir par mon ancrage social et ce que cette personne me donne à percevoir?

Plus précisément, chez Lachenmannn: que me donne t-on à observer? Pourquoi y a t-il ce décalage? Le musicien de Lachenmann est une avant-garde à lui tout seul, il est étranger au village où il officie et c'est lui qui créé l'évènement qui provoque la réflexion.

Il utilise l'orgue de la place publique, la machine commune, celle autour de laquelle on se réunit pour une pratique commune. Ce qui fait naitre l'évènement que créé le musicien, c'est l'utilisation détournée de la machine collective. Finalement, on arrive à une sorte de distanciation toute brechtienne où l'artiste se doit d'être à la source d'une prise de conscience de classe.

  1. Salut Fur Caudwell
    1. Une pièce contemporaine de la Rote Armee Fraktion

Salut für Caudwell pour deux guitaristes, de 1977 est la dernière pièce avant Das Mädchen mit den Schwefehölren, qui date elle des années 1990, faisant explicitement appel à un texte à teneur politique. Entre les deux oeuvres, les années 1980 sont passées, le mur de Berlin s'est effondré en 1989 et les derniers espoirs révolutionnaires se sont éteint en même temps que la Fraction de l'Armée Rouge, en Allemagne, les Brigades Rouges en Italie et Action Directe en France. La même année, 1977, les évènements se précipitent en Allemagne autour de la R.A.F. Celle-ci enlève Hanns Martin Schleyer, président de l'association des patrons le 5 septembre 1977. Un avion à destination de Mogadishu est détourné puis pris d'assaut par la défense des frontières et, enfin, après la mort en 1976 de Ulricke Meinhof (1934-1976), le 18 octobre 1977, à la prison de Stammheim, Andreas Baader (1943-1977), Gudrun Ensslin (1940-1977) et Jan-Carl Raspe (1944-1977), tous membres de la fraction, sont retrouvés morts8. Cet événement est aussitôt suivi par l'exécution en guise de représailles de Schleyer9. Quelques jours auparavant, le 12 octobre, Lachenmann terminait Salut für Caudwell, écrite à l'instigation de Wilhelm Bruck et créé par son commanditaire le 3 décembre à Baden-Baden en compagnie de Theodor Ross.

Lachenmann reviendra près de vingt ans plus tard à l'évocation des événements de cette époque. Dans l'opéra Das Mädchen mit den Schwefehölren, créé en janvier 1997 à l'opéra de Hambourg, le conte d'Andersen croise deux « inserts », un extrait d'une lettre de Gudrun Ensslin , ex-membre de la R.A.F emprisonné, et un texte de Léonard de Vinci au coeur d'une « musique en image » où la narration du récit est confié à la voix, onomatopéique, chantante, parlante ou bruissante et à l'orchestre. Cette œuvre est écrite pour choquer « tous ceux qui vont à l'opéra pour se divertir de manière intelligente tout en voulant être protégé. »10 Helmut Lachenmann avait alors peu employé la voix chantée car l'utilisation du chant place d'emblée celui qui chante dans une position déterminé et impose « une certaine idée de la musique ». Il y a un aspect instrumental dans la voix, « claquer des dents quand on à froid » et un aspect sémantique, celui où la voix parvient au discours.

 

(...)J'ai connu [Gudrun Ensslin] dans ma jeunesse. Nous faisions partie de la même communauté, à Tuttlingen, mon pète étant le supérieur hiérarchique du sien. Probablement, nous avons été imprégné de la même religiosité. C'était une élève extrêmement douée, aux conceptions idéalistes, et dont l'humanisme enthousiaste fut peu à peu détruit par les évènements politiques de cette époque-là – la remilitarisation de l'Allemagne, les ingérences des États-Unis dans le tiers monde, la guerre d'Algérie, la guerre au Viêtnam, etc. Son énergie intellectuelle et idéaliste changea ainsi radicalement de direction pour se muer en une incroyable amertume, une haine du système politique qui alla jusqu'à l'acceptation criminelle de la violence.
En 1968, Gudrun Ensslin mit le feu à un grand magasin de Francfort. Avec ses compagnons, elle voulut ainsi attirer l'attention sur l'indifférence de la société de consommation en Allemagne face aux injustices commises dans le tiers monde, que l'on ignorait largement et que l'on exploitait même à son propre avantage – la faim, la répression, l'exploitation des pauvres, l'agression militaire du Viêtnam et tout le mal fait à sa population civile à l'instigation du gouvernement américain, avec l'aval de ses alliés occidentaux. En même temps, elle soutenait qu'une indifférence de cette sorte était l'expression de la destruction de l'individu par la société. L'exaltation de la brutalité dans la lutte avec les forces de l'ordre, qui de leur côté n'y mettaient pas de gants, l'a elle-même peu à peu déformé humainement Il n'y a aucune excuse pour ses actions criminelles. Mais en les condamnant, on ne règle pas la question de notre co-responsabilité.
Dans sa cellule, à la prison de Stammhein, Gudrun Ensslin a écrit une lettre dont la langue est parfois très laide et très agressive, mais dont le dernier paragraphe est d'une beauté poignante – il est beau parce qu'il nomme avec précision-, si bien que je n'y perçois pas seulement l'acceptation déchaînée de la violence et une âme détruite, mais également un amour pour les individus brisés dans l'affrontement avec la société. Ensslin représente pour moi quelque chose comme une variante déformé de ma « petite fille ». Elle n'a pas seulement joué avec des allumettes, elle a choisi la violence tout en défigurant sa propre humanité. « Le criminel, le fou, le suicidé, ils incarnent cette contradiction; ils en crèvent. » La petite fille n'a aucune chance pour embrasser une telle carrière. Elle a eu la « grâce de crever très tôt... »

 

Dans la société de consommation, le supermarché tient un peu de la fonction de la place du village dans le récit de Lachenmann. C'est là où l'on vérifie que tout fonctionne bien, où les ménages participent à la croissance, où une partie des flux économiques se concentrent dans la manifestation accumulé du fétiche de la marchandise en vue d'une possession « à l'état coagulé 11». Si, comme l'affirme Raymond Aron dans la huitième des dix-huit leçons sur la société industrielle, « la croissance, en fait, suppose ou entraîne développement12. », brûler un supermarché, c'est, symboliquement détruire le moteur de l'économie. Par une hardie métonymie,il deviendrait alors possible d'avancer la proposition suivante: brûler un supermarché n'est pas un acte de destruction, mais un détournement de sa fonction; le lieu de la possession de la valeur coagulé de l'activité humaine aliéné devenant le libre théâtre de la manifestation en acte de l'existence du prolétariat. De même, l'utilisation détourné de l'instrumentarium chez Lachenmann est un déplacement de la valeur esthétique. Le sabotage est élevé au rang de praxis artistique.

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    1. Particularismes instrumentaux

      1. Dispositions dans l'espace

Le compositeur demande que les deux guitaristes soient disposés de part et d'autre de la scène, accentuant ainsi l'effet d'éloignement et créant également un espace vide entre les deux interprètes que la musique devra habiter. Le décalage entre les deux musiciens est renforcé par l'emploi d'une scordatura différente.

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      1. Techniques instrumentales
II.B.2.a. Scordatura

La première guitare conserve l'accord traditionnel mi, la ré, sol, si, mi tandis que la seconde est accordée un demi ton plus bas, mib, lab, reb, solb, sib, mib. De cette façon ;les harmoniques de l'une et l'autre guitare ne peuvent se compléter, à l'exception du si de la première guitare et du solb de la seconde si l'on considère celui-ci comme enharmonique du fa#. Et encore, le solb est sur la troisième corde qui est la corde la plus faible et la plus « pauvre » de la guitare, la complémentarité se retrouve appauvri. Cela est encore accentué par les modes de jeux demandés par Lachenmann.

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      1. Modes de jeux

Dés la première mesure, l'indication erstickt, étouffer, donne l'étalon sonore de la pièce. La guitare sera employée quasiment à contre-emploi puisque c'est un instrument résonnant. C'est la totalité du rapport entre le corps et l'instrument qui est repensée, introduisant ainsi une distance entre l'interprète et son instrument. Chaque partie de guitare est notée sur deux portés, une par main. Il ni a pas d'indications de liaisons ni de phrasés. La notation propose ce que Peter Szendy, dans son ouvrage membres fantômes des corps musiciens, appelle un « espace idiotique13 » pour la main droite et un autre qui mêle dans le même ensemble de signes modes de jeux, hauteurs et lieux de jeux sur le manche. La notation introduit une dialectique entre d'une part « ce qui sait la musique en général, et, d'autre, des savoir-faire digitaux ou mécaniques14 ». Cependant, loin de rester prisonniers des particularismes de l'instrument, Lachenmann propose de déplacer la norme de l'écoute. Quand la sonorité étouffé est généralement un recours exceptionnelle au cours de la pièce, qui se place par rapport à une certaine normalité du jeu, ici, c'est l'exceptionnel qui devient la norme.

Lachenmann ayant décomposé la notation main par main, nous reprendrons ici cette division en techniques de jeu de la main gauche, techniques de jeu de la main droite et enfin techniques combinés.

II.B.3.a. Jeu des mains.
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          1. Utilisation du bottleneck.

Il est demandé aux guitaristes de se munir d'un bottleneck. Il s'agit d' un cylindre de métal, de verre ou de plexiglas. Le jeu au bottleneck qui, à l'origine, vient de la technique de jeu de la guitare dans le blues lui aussi en scordatura15, permet un jeu en glissandi, sans nécessairement jouer avec les frettes. L'instrumentiste glisse le bottleneck sur l'un de ses doigts de main gauche et pose celui-ci sur les cordes de la guitare, au-dessus du manche, mais sans appuyer sur les cordes. Il devient alors possible de jouer en micro intervalles, c'est une voie que Lachenmann n'explore pas dans cette pièce. Maurice Ohana utilisera occasionnellement une technique similaire dans la seconde pièce du cadran lunaire pour guitare de 198116.

L'accident qui pourrait résulter d'une pose trop brusque du bottleneck sur les cordes est intégré au vocabulaire sonore de la pièce.

Le jeu avec cet ustensile influe sur les gestes puisque son utilisation oblige à jouer en barré, il devient la norme dans la gestique de la main gauche, avec ou sans celui-ci, immobilisant les doigts.

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          1. Prolifération du barré

Le jeu au bottleneck commande une série de barrés, un doigt appuyant sur l'ensemble des cordes. Barré « naturel », mais étouffé, barré d'harmoniques avec l'ustensile ou sans celui-ci: la main conserve la mémoire idiotique de la contrainte. Celui-ci prolifère dans l'attitude de la main gauche et dans le final de la pièce, jusque dans la main droite.

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          1. Attaques des cordes

Les cordes sont jouées essentiellement au plectre, ce qui produit une attaque très nette et tranchée, sans qu'intervienne la pulpe du doigt. Le plectre peut jouer les cordes les une après les autres ou bien dans un mouvement de « balayage de celle-ci ». Il arrivera en cours de pièce que le plectre n'attaque pas la corde mais soit simplement posé sur l'une ou plusieurs d'entre elles (mes.176, guitare 2).

Ce geste, le contact entre l'outil et la corde, est à rapprocher de celui qui voit le bottleneck se poser sur elles de façon audible.

L'ongle d'un doigt de la main droite pourra frotter la corde dans le sens de la longueur, une technique que l'on retrouve également dans l'Esordio de la Sonate pour guitare d'Alberto Ginastera17 de 1976. Ce geste se fait de préférence sur les trois cordes graves de la guitare, qui sont filés différemment des trois cordes aiguës, celle-là lisses. La corde est alors mise en vibration non par pincement, mais par frottement de l'ongle sur les reliefs dus à sa facture.

La table d'harmonie de l'instrument pourra être frappé par le plectre ou par le bout du doigt, les cordes claqueront contre la touche lors de l'éxécution des pizzicato Bartok.

La main droite sert également à étouffer la résonance des cordes, il suffit pour cela de poser la tranche de la main sur le chevalet, à l'endroit ou les cordes touchent le sillet de celui-ci.

Le final de la pièce utilisera exclusivement la sonorité résultant du frottement de la paume de la main sur les cordes, dans le sens de la longueur des cordes et dans le sens perpendiculaire à celle-ci. C'est là que la prolifération de l'idiotisme du barré envahit la main droite.

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      1. Une mise à distance multiple

Cet appareillage, plectre et bottleneck, tient les doigts et le corps du guitariste à distance de son instrument, matérialisant une barrière entre lui et sa guitare. Cet éloignement se retrouve également dans l'espacement entre les deux musiciens. Cette musique se joue à distance. A distance de l'instrument, à distance l'un de l'autre, et, bien-sûr, à distance du public puisque sur scène.

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    1. La partie vocale

      1. Le choix d'un texte engagé
II.C.1.a. Le texte de caudwell.

Dans le texte de présentation la pièce est dédicacée à Christopher Caudwell. De son vrai nom Christopher St. John Sprigg, il est né le 20 Octobre 1907 et est mort le 12 Février 1937 au cours de la bataille de Jamara, en Espagne où il s'était engagé auprès des Brigades Internationales

La pièce est dédiée à lui (Christopher Caudwell) et à tous les outsiders qui, parce qu'ils dérangent l'irréflexion, sont vite mis dans un même sac avec les destructeurs.

Comme Gudrun Ensslin, l'écrivain Christopher Caudwell a eu la grâce de « crever très tôt ». Philosophe et historien de la littérature, celui-ci s'engage dans les rangs de l'armé républicaine lors de la guerre d'Espagne. Salut für Caudwell utilise un texte extrait de Burgerliche Illusion und Wirklichkeit. Le texte de Caudwell est une sorte de manifeste de ce que devrait être un art politique véritable.

Votre liberté est incomplète parce qu'elle n'est enracinée que dans une partie de la société. Toute conscience porte l'empreinte de la société. Mais comme vous n'en savez rien, vous vous imaginez libres. Cette illusion que vous arborez fièrement est la marque de votre esclavage. Vous espérez isoler la pensée de la vie afin de conserver une part de liberté humaine. Mais la liberté n'est pas une substance à préserver, elle est une force engendrée par le conflit actif avec les problèmes concrets de la vie [...]. Il n'y a pas d'univers artistique neutre. Il vous faut choisir entre l'art qui n'est pas conscient de lui-même, qui n'est pas libre ni vrai, et celui qui connait ses conditions et les exprime. Nous ne cesserons pas de critiquer le contenu bourgeois de votre art. Nous nous demandons simplement d'accorder la vie et l'art, l'art et la vie. Nous exigeons que vous viviez véritablement dans un monde nouveau, sans laisser traîner votre âme dans le passé. (Ô homme! Prends garde!) Vous restez brisés et fendus tant que vous ne pouvez vous empêcher de mélanger mécaniquement les catégories usées de l'art bourgeois, ou de reprendre mécaniquement les catégories d'autres domaines prolétaires. Vous devez suivre le chemin ardu de la création, façonner à nouveau les lois et la technique de votre art, afin qu'il exprime le monde qui se crée et devienne une part de sa réalisation. Alors, nous dirons...
II.C.1.b. L'insert de Nietzsche.

La citation de Christopher Caudwell est interrompue par un extrait de l'ouvrage de Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra: « Mensh gib acht! », homme prend garde! déjà utilisé par Gustav Mahler dans le quatrième mouvement de sa troisième symphonie. Il s'agit du premier vers du poème qui conclu le « chant de l'ivresse » de la quatrième partie du livre.

Ô homme! Prends garde! Que dit le profond minuit? « Je donnais, je dormais? Je me suis éveillé d'un rêve profond: Le monde est profond. Et plus profond que ne le pensait le jour. Profonde est sa douleur,- Et la joie,- plus profonde encore que la peine du cœur. La douleur dit: Péris! Cependant la joie veut l'éternité, Elle veut une éternité profonde, profonde! »18

Ce texte unit des couples antagonistes: je dormais / je me suis éveillé, le profond minuit/plus profond que ne le pensait le jour, profonde est sa douleur/ Et la joie. Pour parler du jour, c'est la nuit qui prend la parole, et pour atteindre l'éternité de la joie, il faut passer par l'interruption de la mort, par le moment qui abolit toute incidence du temps sur le corps, qui fait sortir celui-ci de l'Histoire.

Ce principe de dualité antagoniste est présent au sein du concept même de la musique chez Nietzsche, comme au sein de son expérience personnelle d'ailleurs. Dans Nietzsche musicien, la musique et son ombre, Florence Fabre écrit:

« Douloureuse félicité »: on pourrait résumer par ces mots ce que la musique, bien souvent, fait vivre à Nietzsche; les oxymores, d'ailleurs, abondent dans ses écrits concernant la musique, comme si celle-ci était le lieu de la plus grande douleur et de la plus grande joie, comme si avec elle l'éventail des vécus humains s'ouvrait le plus largement.19

La pensée de Nietzsche s'inscrit dans l'histoire du débat qui jalonne la réflexion musicale sur les liens qui unissent le couple du langage et de la musique. D'un point de vue où la parole touche aux concept et la musique aux émotions, il en vient à affirmer qu

e c'est par le biais d'une illusion culturellement construite que la musique semble nous parler.

En soi et pour soi, [la musique] n'est pas si riche de signification pour notre être intime, de si profonde émotion qu'elle pût passer pour le langage immédiat du sentiment; mais sa liaison antique avec la poésie a mis tant de symbolisme dans le mouvement rythmique, dans la force et la faiblesse des sons, que nous avons maintenant l'illusion qu'elle parle directement à l'âme et qu'elle en émane.20

Selon Florence Fabre, la spécificité de la musique, pour Nietzsche, c'est qu'elle « ne peut être réduite à aucune discipline faisant appel au langage21». Il semblerait que chez le philosophe, une distinction s'opère entre le chant et la parole où la seconde est incluse dans la première. Le chant est un support à la parole, il ne s'y substitue pas. En portant la parole à l'aide de la mélodie, le chant lui permet d'accéder à une certaine liberté en jouant avec les règles du langage.

La mélodie exprime un plaisir si franc à la légalité et une telle répugnance du devenir, de l'informe, de l'arbitraire qu'elle rappelle l'ancien ordre des choses européennes, avec une force de séduction propre à nous y ramener.22

Dans ce même aphorisme, Nietzsche laisse entendre qu'au sein du couple de la mélodie et de la parole, sur la scène de l'opéra allemand, la mélodie se placerait du coté de l'ancien régime politique. Il prête à la musique allemande d'être « la seule à exprimer les changements que la Révolution a produits en Europe » car elle seule « sait exprimer les mouvements des masses populaires23». En outre, toujours d'après Florence Fabre, la fonction de la musique par rapport au langage serait « d'assumer des fonctions que ne peut assumer la parole, dans un but de communication24 ».

Mais cette communication n'est-elle pas une communication qui se situe au seuil du dicible? Dans la version de 1882, le dernier aphorisme du Gai Savoir s'intitule « Incipit tragoedia » reprenant les termes qui ouvrent le chant des leçons de ténèbres: « incipit lectio tenebrarum ». Dans la dernière version, le Gai Savoir se conclut par une déclaration ironique d'indifférence:

Ma cornemuse est prête, ma gorge aussi – il en sortira peut-être des sons rauques, arrangez-vous en! Nous sommes en montagne! Mais ce que je vous ferais entendre sera du moins nouveau; et si vous ne le comprenez pas, si les paroles du trouvère vous sont inintelligibles, qu'importe! C'est là la « malédiction du trouvère ». Vous entendrez d'autant plus distinctement sa musique et sa mélodie, vous danserez d'autant mieux au son de son pipeau. Le voulez-vous?...25

Le texte de Christopher Caudwell utilisé par Helmut Lachenmann s'arrête comme le dernier aphorisme du Gai Savoir, à l'orée de quelque chose qui doit être dit, au seuil du dicible. « Alors nous dirons », dans le cas de Salut für Caudwell, « le voulez-vous?... » pour le Gai Savoir. De même, pour l'insert du chant de minuit tiré du Zarathoustra, il choisi un vers unique lancé comme une imprécation: « Ô homme, prend garde! », interrompant la citation juste avant le « dit » du « profond minuit ».

Reprenant ainsi une certaine esthétique Nietzschéenne, Lachenmann interrompt ainsi son texte au seuil du dit aboutissant à une danse, un tango en l'occurence, tout comme le Gai Savoir se conclue par une danse. « Alors nous dirons... »  s'interrompt Caudwell avant de laisser place à la coda, « Le voulez-vous?... » questionne Zarathoustra qui n'est pas identifié avant de laisser la place à une série de poésies en guise d'appendice où il sera finalement nommé comme en passant dans le poème Sils maria.

L'énonciation du texte est un chemin vers un seuil, un chemin vers un silence de la parole qui danse et qui dit sans expliquer, une parole qui est pure énonciation et où la signification autonome du langage fond.

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          1. Mesures 55-171

Les guitaristes interviennent oralement à partir de la mesure 55. La vocalisation du texte est retravaillée; les syllabes sont déconstruites, et les phonèmes sont agrégés de manière non sémantique, avec parfois l'introduction de deux ou de trois diérèses. Lachenmann précise que « la citation de Caudwell des mesures 55 à 171 doit être parlé mezzo forte avec une expressivité totalement neutre, comme si une personne lisait à haute voix. Il faudra veiller à observer précisément les indications rythmiques et l'articulation phonétique. La notation phonétique internationale a été utilisé pour assurer une prononciation uniforme. Durant cette section, les instrument ne doivent pas couvrir la voix et vice-versa. Malgré la récitation en quasi-staccato, il faudra veiller à un délivrer un texte compréhensible. 26».

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            1. Récitations des guitaristes.

La première partie de la récitation du texte fait intervenir alternativement les deux guitaristes, de manière complémentaire d'un point de vue sémantique puisque le premier termine la phrase commencée par le second.

Le second guitariste intervient de la mesure 55 à la mesure 70, puis le premier de la mesure 71 à la mesure 78, et de nouveau le second, avec un départ en léger tuilage, de la mesure 78 à la mesure 96.

Le texte est réparti ainsi:

guitariste 2:
Weil eure Freihet nur in einem Teil der Gesellschaft wurzelt, ist sie unvollständig. Alles Bewußtsein wird von der Gesellschaft mit geprägt. Aber weil ihr davon nicht wiBt, bildet ihr euch ein, ihr wä-
guitariste 1:
-ret frei. Diese von euch so stolz zur Schaugetragene Illusion ist das Kennzeichen eurer Sklaverei
guitariste 2
hofft das Denken vom Leben abzusondern und damit einen Teil der mnn, senschlichen Freihet zu bewahren. Freihet ist jedoch keine Substanz zum Aufbewaren, sondern eine im aktiven Kampf mit den konkreten Problemen des Lebens geschaffene Kraft.

L'analyse des durées fait apparaître un certains nombre de petites cellules rythmiques qui se modifient et se combinent les unes aux autres.

Rythmes de la première récitation:

Rythmes de la seconde récitation

 

Rythme de la troisième récitation

 

Ces petites séquences rythmiques se développent indépendamment de l'intelligibilité du texte. Leurs agrégations et leurs développements sont gouvernés par la décomposition phonétique des mots du texte; le rythme ne nait pas de la parole, mais une déconstruction de l'énonciation du langage se fait jour par le rythme qui le reconstruit.

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            1. Le hoquet des mesures 96-111.

15 mesures durant, les guitaristes récitent sous forme de hoquet. Leurs formules se complètent les unes les autres et tissent en combinant les petites cellules rythmiques précédemment vue avec les parties de guitares un ostinato rythmique immuable et immobile. La logique combinatoire fait fi d'éventuelles nécessités sémantiques, les mots sont coupés en deux: keine, mesure 97 , neutrale mesure 98, kunstwelt mesure 99. Dans un premier temps, les mots sont découpés dans le sens syntagmatique. La découpe tend à se faire de plus en plus pressante, jusqu'à diviser chacun des syntagmes en plus petites structures, réduisant leur énonciation à celle des phonèmes qui composent le langage, éloignant ainsi la forme synchronique de l'oralité du langage de chacun des guitaristes de celle de l'état diachronique du texte qui est à l'origine de leur acte.

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            1. La seconde récitation des guitaristes, mesures 112-137
            2. Récitation du premier guitariste. Mesures 112-129
            3. Récitation du second guitariste. Mesure 129-137, insert de Nietzsche.
            4. Dernière récitation du second guitariste 138-171
  2. Salüt fur Caudwell: une mise en demeure radicale.

L'évocation d'une forme musical du passé, le hoquet, au sein d'un langage musical résolument contemporain introduit ce que Lachenmann, reprenant le terme introduit par Walter Benjamin dans l'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, appelle une « aura », une sorte de valeur ajouté ou de familiarité. Familiarité d'ailleurs toute relative, la technique du hoquet étant tombé en désuétude depuis de plusieurs siècles. Pour Benjamin, cette aura, c'est « l'unique apparition d'un lointain, si proche soit-il27 », pour Lachenmann, c'est le « royaume des associations, du souvenir, et des archétypes28 ».

Par ailleurs, le hoquet tel qu'il apparait dans certains manuscrit médiévaux comme le Hoquetus David de Guillaume de Machaut est parfois totalement dépourvu de texte, ce qui pourrait permettre de penser qu'il s'agissait, pour une partie du moins, de musique instrumentale.

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    1. Une destruction dionysiaque.

En rejoignant la dimension instrumentale de la langue, Lachenmann nous convie à reconsidérer une fonction dionysiaque de celle-ci, où le sens et l'entendement feraient place à l'envoutement et au délire, où le langage est en train d'être mis à mal par la musique qui la vue naitre et en qui il revient tout comme le Penthée des Bacchantes d'Eurypide est mis en pièce par sa propre mère.

Dans cette pièce de Lachenmann, le langage est décomposé, syntagmatiquement et phonétiquement dans un processus de déstructuration systématisé par le rythme de la composition.

  1.  
    1. Un langage désaffecté et inutile.

La langue, le caractère synchronique du langage est réduite à une de ses plus simple expression, pour que l'attention ne soit plus porté qu'à ses propriétés sonores. Dans le temps de l'audition, elle prend le chemin de se débarrasser de toute charge sémantique , mais dans un temps plus large de la perception, la connotation sémantique est toujours encore présente.

-les indications d'interprétations: « la citation de Caudwell des mesures 55 à 171 doit être parlé mezzo forte avec une expressivité totalement neutre, (...). Malgré la récitation en quasi-staccato, il faudra veiller à un délivrer un texte compréhensible. 29».

-Le langage n'est plus ou pas l'outil de l'expression de passions.

  1.  
    1. Un langage au seuil de sortir des institutions sociales.



1Lachenmann, Helmut, « De la composition », p.242, in L'Idée Musicale, p.225-242, sous la direction de Bucci-Glucksmann et Michaël Lévinas, Presses Universitaires de Vincennes, Saint Denis, 1993, 242 pages.

2Brindeau, Véronique, Entretien avec « Helmut Lachenmann », in Accents, le journal de l'ensemble intercontemporain, numéro 10, Janvier-Mars 2000, 9 pages, Ensemble Intercontemporain, Paris, 2000, p. 6-7.

3Lachenmann, Helmut, Ecouter signifie penser autrement, in « Musica Falsa » automne 2004, n.20, p.21-24, prpos receuilli par Klaus Zehelein et Hans Thomalla, Juin 2001, trad. Kaltenecker, Martin.

4Lachenmann, Helmut, « De la composition », p. 234, in L'Idée Musicale, p. 225-242, sous la direction de Buci-Glucksmann et Michaël Lévinas, Presses Universitaires de Vincennes, Saint Denis, 1993, 242 pages.

5Lévy, Fabien, Complexité grammatologique et complexité aperceptive en musique, sous la direction de Jean-Marc Chouvel, thèse de doctorat, de l'Ecole des Hautes Etudes en Science Sociale, Paris, 2004, p.150.

6Kaltenecker, Martin, « Perspective Lachenmann », in Musica Falsa n.17, hiver 2003, 136 pages, Musica Falsa, Paris, 2003, p. 123.

7Lachenmann, Helmut, « De la composition », p. 227, in L'Idée Musicale, p. 225-242, sous la direction de Buci-Glucksmann et Michaël Lévinas, Presses Universitaires de Vincennes, Saint Denis, 1993, 242 pages.

8L'enquête officielle concluera à un suicide collectif coordonné avec la prise d'otage de Mogadischu, Irmgard Möller, qui aurait « raté » son suicide parle quand à elle de tentative de meurtre.

9Le 19 Octobre, le journal Libération reçoit la revendication suivante: « Après 43 jours, nous avons mis fin à l'existence misérable et corrompue de Hanns-Martin Schleyer. Schmidt, qui dans son calcul a depuis le début spéculé avec la mort de Schleyer, peut en prendre livraison rue Charles-Péguy à Mulhouse. Sa mort est sans commune mesure avec notre douleur après le massacre deMogadiscio. Nous ne sommes pas étonnés par la drmaturgie fasciste des impérialistes pour détruire les mouvements de libération. Le combat ne fait que commencer. Commando Siegfied Hausner. »

10Le feu à l'opéra, propos receuilli par Dominique Druhen, in « Diapason », septembre 2001, p.32-33.

11Debord, Guy, La Société du Spectacle, troisième édition, p. 35, Gallimard, Paris, 1992.

12Aron, Raymond, Dix-huit leçons sur la société industrielle, Gallimard, Paris, 1962, p.162.

13D'après Peter Szendy, une notation idiotique, mot qu'il forge à partir d'idiomatique, est une notation du toucher instrumental « au sein d'une langue musicale générale accessible à la voix seule ». Szendy, Peter, Membres fantômes des corps musiciens, les Éditions de Minuit, collection Paradoxe, Paris, 2002, p.40.

14Szendy, Peter, Membres fantômes des corps musiciens, les Éditions de Minuit, collection Paradoxe, Paris, 2002, p.40.

15On utilisera alors de préference le terme d'open tuning.

16Ohana, Maurice, Cadran Lunaire, ed. Billaudot, Paris, 1983. Le passage évoqué se situe page 10 de la seconde pièce, ...Jondo.

17Ginastera, Alberto, Sonata for guitar op. 47, ed. Boosey & Hawkes, 1981, édition corrigé en 1984. On trouve cette technique à la fin de la deuxième ligne, page 1.

18Nietzsche, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra, traduction Georges-Arthur Goldschmidt, éd. Le Livre de Poche, coll. Classiques de la Philosophie, Paris, 1983, p.378.

19Fabre, Florence, Nietzsche musicien, la musique et son ombre, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2006, p.184.

20Nietzsche, Friedrich, Humain trop humain, § 215.

21Fabre, Florence, Nietzsche musicien, la musique et son ombre, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2006, p.188.

22Nietzsche, Friedrich, Le gai Savoir, aphorisme 103, traduction Henri Albert, éd. Le livre de poche, Paris, 1993, p.203.

23Nietzsche, Friedrich, Le gai Savoir, aphorisme 103, traduction Henri Albert, éd. Le livre de poche, Paris, 1993, p.202.

24Fabre, Florence, Nietzsche musicien, la musique et son ombre, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2006, p.202.

25Nietzsche, Friedrich, Le gai Savoir, aphorisme 103, traduction Henri Albert, éd. Le livre de poche, Paris, 1993, p.423.

26Lachenmann, Helmut. Notes on performance and notation, in Salut für Caudwell, op.cit.

27Benjamin, Walter, L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, dernière version de 1939, p. 278, in, Walter Benjamin, Oeuvres III, ed. Gallimard, p.269-316, trad. de l'allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch.

28Lachenmann, zum problem des strukturalismus, p.88, cité par Fabien Lévy, Complexité grammatologique et complexité aperceptive en musique, p.149.

29Lachenmann, Helmut. Notes on performance and notation, in Salut für Caudwell, op.cit.

Publié dans Analyses

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