Bref aperçu sur le dialogue Ion de Platon

Publié le par Clément Pic

 

Sur un chemin hors de la cité, Socrate rencontre Ion d’Éphèse qui revient d’un concours de rhapsodes. Socrate dresse un portrait élogieux du rhapsode, ou du moins de son apparence. Ceux-ci sont richement vêtus et parés et, surtout, ils passent leur vie:


En compagnie de plusieurs bon poètes, surtout Homère, le meilleur, le plus divin des poètes, et [ils connaissent] à fond sa pensée, et pas seulement ses vers. (530b)

 

Soucieux de connaître, ou reconnaître, la nature de l’art du rhapsode, Socrate interroge Ion sur celle-ci qui lui propose d’entendre la

 

Parure [qu’il a su] faire à Homère. (530d)

 

Mais Socrate refuse d’écouter Ion chanter, préférant connaître par l’intelligible que par le sensible.

Ion affirme n’exercer son art que sur Homère, bien qu’il convienne que d’autres auteurs peuvent tout à fait traiter des même sujets que lui et qu’en conséquence, si son art s’exerçait ou s’appuyait sur une connaissance, il devrait être tout aussi talentueux avec le compositeur de l’Iliade qu’avec Hésiode. Mais cela n’est pas le cas.

Si ces deux auteurs parlent tous deux de la guerre, Ion affirme en tout cas qu’Homère en parle mieux qu’Hésiode. S’ils diffèrent sur des sujets comme la divination, c’est parce que seul le devin peut traiter de la divination.

De même, le mathématicien saura traiter de l’art du nombre, le médecin de ce qui est bon ou mauvais pour le corps. Celui qui possède la science d’un art saura également reconnaître qui parle bien de cet art et qui en parle mal. La connaissance à donc une dimension éthique puisqu’elle permet de distinguer le bien du mal.

Donc, si l’on peut affirmer que tel poète parle mieux que tel autre sur un sujet donné, on doit pouvoir expliquer en quoi le second est inférieur au premier et le premier supérieur au second.

Ion ne peut donner d’explication, il n’a pour lui que son expérience

 

Mais quelle est la cause, Socrate, qui fait que lorsqu’on s’entretient de n’importe quel autre poète, moi, je n’y fais pas attention et je suis incapable de rien proposer de valable – au contraire, je me mets tout simplement à somnoler. Mais à la moindre mention d’Homère, aussitôt me voilà réveillé, je suis tout attention, et j’ai beaucoup à dire ! (532c)

 

Pour Socrate, c’est parce que Ion ne possède pas la science de son art.

 

L’art poétique est un tout, de même que la peinture, la sculpture ou la musique: la flûte, la cithare, le chant accompagné de cithare et la rhapsodie sont les manifestations multiples d’un seul art. Celui qui connaît la musique connaît les arts de la musique en totalité et est capable de faire une exégèse sur ce tout.

Donc, celui qui ne peut pas faire exégèse sur un art en totalité ne connaît pas cet art en totalité. Il n’en possède pas la science. S’il n’est pas mis en mouvement par la connaissance, c’est qu’il est mis en mouvement par une possession divine.

 

Prenant l’exemple de la pierre magnétis ou Héraclée1, Socrate expose que l’inspiration agit par degrés, comme des anneaux métalliques qui se polarisent au contact de la pierre, attirent de nouveaux anneaux qui se polarisent à leur tour.

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« Non, c’est une puissance divine qui te met en mouvement, comme cela se produit dans la pierre qu’Euripide a nommé Magnétis et que la plupart des gens appellent Héraclée. Car en réalité, cette pierre n’attire pas seulement les anneaux qui sont eux-mêmes en fer, mais elle fait aussi passer en ces anneaux une force qui leur donne le pouvoir d’exercer à leur tour le même pouvoir que la pierre.[…]. C’est de la même façon que la Muse, à elle seule, transforme les hommes inspirés en dieu. Et quand par l’intermédiaire de ces êtres inspirés, d’autres hommes reçoivent l’inspiration du dieu, eux aussi se suspendent à la chaîne ! En effet, tous les poètes, auteurs de vers épiques – je parle des bons poètes – ne le sont pas par l’effet d’un art, mais c’est inspirés par le dieu et possédés par lui qu’ils profèrent tous ces beaux poèmes.[…] Ainsi font les poètes lyriques : c’est quand ils n’ont plus leur raison qu’ils se mettent à composer ces beaux poèmes lyriques. Davantage, dès qu’ils ont mis le pied dans l’harmonie et le rythme. » (533d 534a)

 

 

 

Comme le poète ne peut parler en dehors du domaine où la muse le pousse, ou le possède, le poète ne peut exceller dans la multiplicité des styles. Il y a donc le poète de dithyrambe, celui de l’éloge, du chant de danse, du vers épique ou du iambe. C’est pourquoi Eschyle ne compose pas de péan2, déjà réalisé par Tynnichos de Chalcis. Le poème est une création des muses qui passe par le médium du poète.

 

Le rhapsode est éloigné de trois degrés de la source (troisième anneau dans l’illustration, celui de l’interprète). D’après l’expérience d’Ion, son corps vit les émotions qu’il chante


En effet, chaque fois que je dis quelque chose qui suscite la compassion, mes yeux se remplissent de larmes ; mais, quand c’est quelque chose d’effrayant ou de terrible, la peur me fait dresser les cheveux et mon cœur se met à sauter. (535c)

 

C’est bien qu’il est possédé, que son corps vit et subit cette possession, que son âme est mue par cette possession. Il n’a pas toute sa raison, et ne peut exercer sa technique que s’il est possédé par une puissance supérieure à lui, plus proche de la perfection. Ne pouvant reconnaître que celui qui le possède, il ne peut reconnaître les autres. La connaissance d’un art en totalité lui est donc interdite de part sa nature ou son être.

A ce moment de la réflexion, Ion propose de nouveau à Socrate de chanter pour que celui-ci écoute et connaisse son art. Mais le philosophe refuse une fois encore, car la question de la nature de l’art du rhapsode est toujours en suspens.

 

Après avoir analysé les effets d’Homère sur Ion, est venu le moment de chercher sur quel art, ou quels arts, s’exerce le talent d’Ion.

Ion affirme bien parler de tous les arts par l’intermédiaire d’Homère. Mais cela est en contradiction avec le fait que seul le cocher peut valider Homère sur l’art du cocher, le médecin, le pécheur, et le devin de même sur leur art respectif. Or, Ion n’est ni cocher, ni médecin ni pécheur ou devin. Il ne peut donc valider raisonnablement Homère sur ces sujets, et aucun ne sont de la compétence du rhapsode. Puisque l’art du cocher est différent de celui du rhapsode, celui-ci ne connaît pas tout, pas même ce qu’il convient à un marin de dire sur la navigation.

Socrate piège alors Ion qui accepte savoir dire ce que doit dire un esclave, avant de se rétracter. C’est que celui-ci, bien que vêtu de vêtements colorés et couronné d’or, doit séduire son public pour vivre.


Si je les fais pleurer, c’est moi qui serais content en recevant mon argent, mais si je les fais rire, alors c’est moi qui vais pleurer, en pensant à l’argent que j’ai perdu. (535e)

 

Il affirme également connaître la stratégie et avoir appris celle-ci chez Homère. Bien qu’il reconnaisse ses connaissances en tant que cavalier, il ne voit pas que, par-là même, s’il connaît la stratégie, ce n’est pas par Homère.

 

L’interprète est donc aveugle : incapable de discernement et dénué de sens éthique. Socrate pose à Ion les conclusions qui s’imposent après leur conversation. Soit le rhapsode est un homme inspiré par une puissance divine ; il est ignorant, mais disant la vérité, c’est un homme bon qui peut, guidé par le philosophe, la reconnaître. Soit il continue de défendre que le rhapsode parle en vertu d’un art ; c’est alors un menteur, un homme mauvais s’il a suivi et compris le cheminement maïeutique qui précédait. Ou alors c’est un ignorant incapable de reconnaître la vérité quand elle se présente à lui.

 

1 Est-ce Héraclée la ville, le personnage ou encore l’initiation Héraclitéènne, ce qui ferait respectivement référence à une région d’origine de la pierre, à un attribut symbolique de celle-ci et à une école de pensée ? Ces trois propositions ne sont bien sûr pas exclusives l’une à l’autre.

2 Le péan est un poème rédigé sur l’un des quatre mètres suivant : - ں ں ں ;ں - ں ں ;ں ں - ں ;ں ں ں - L’harmonie, qui est la science de la mélodie, et le rythme sont tous deux gouvernés par le nombre. Donc, quand le poète inspiré fait usage du nombre, celui-ci se rapproche davantage de la perfection puisqu’il fait usage d’une science.

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Publié dans Réflexions

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